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Historique et définition de la notion de schizophrénie

Les malades que l’on range actuellement dans le groupe des schizophrénies représentent des aliénés qui ont d’abord frappé par leur étrangeté, leurs bizarreries et l’évolution progressive de leurs troubles vers un état d’hébétude, d’engourdissement et d’incohérence. Ces malades ont depuis longtemps attiré l’attention des cliniciens car, parmi tous ceux qui peuplaient les asiles du XIXe siècle, ils avaient un air de famille. Morel en France décrivait certains d’entre eux « frappés de stupidité dès leur jeune âge » sous le nom de « déments précoces », en Allemagne Hecker désigna leur maladie comme une hébéphrénie (état démentiel des jeunes gens) et Kalhbaum, s’intéressant surtout à leurs troubles psychomoteurs (inertie, flexibilité cireuse, catalepsie, hyperkinésie, pathétisme des expressions, maniérisme), les décrivit comme atteints de catatonie. De 1890 à 1907, E. Kraepelin (dans les éditions successives de son célèbre Traité des Maladies Mentales où il s’efforçait de décrire des entités nosographiques précises) rassembla tous ces cas sous le nom de Dementia precox. Pour lui celle-ci était une espèce de folie caractérisée par son évolution progressive vers un état d’affaiblissement psychique (Verblödung) et par les troubles profonds de l’affectivité (indifférence, apathie, sentiments paradoxaux). Il distinguait dans cette « Démence précoce » trois formes cliniques : une forme simple, l’hébéphrénie, une forme catatonique ou hébéphréno-catatonique et une forme paranoïde définie par l’importance des idées délirantes plus ou moins extravagantes et enchevêtrées. Tous les observateurs de cette époque (Chaslin, Séglas, Stransky, etc.) notaient qu’il s’agissait dans ces cas moins de « démence » (au sens d’affaiblissement intellectuel global, progressifs et irréversible) que d’une « dissociation » de la vie psychique qui perd son unité, d’une sorte de « désagrégation de la personnalité ».

C’est précisément cette notion qui est impliquée dans le concept même de Schizophrénie, mot par lequel E. Bleuler en 1911 proposa de désigner le groupe des « Déments précoces ». Pour lui, ces malades ne sont pas des déments, mais sont atteints d’un processus de dislocation qui désintègre leur capacité « associative » (signes « primaire » de dissociation), processus qui en altérant leur pensée les plonge dans une vie « autistique » dont les idées et les sentiments sont – comme dans le rêve – l’expression symbolique des complexes inconscients (signes « secondaires »). C’est que Bleuler à Zurich (avec Jung, élève de Freud) avait compris quelle nouvelle dimension la psychologie des profondeurs inconscientes pouvait ajouter aux analyses purement descriptives de Kraepelin.

Ainsi, la grande synthèse de Bleuler s’imposa car elle correspondait à une réalité clinique et à un fort courant de psychopathologie dynamiste. Mais en perdant ses critères précis (évolution chronique et démence affective), la notion de Schizophrénie a permis une extension quasi illimitée de son usage. Pour Bleuler, en effet, tous les malades mentaux, sauf les maniaco-dépressifs, les névrosés, les épileptiques et les « organiques », entrent dans le groupe des schizophrénies. En ramenant la Schizophrénie à une disposition caractérielle, la schizoïdie (Kretschmer), et celle-ci à une « perte de contact avec la réalité » (Minkowski), cette extension ne pouvait que s’accentuer.

C’est précisément cette extension du groupe (c’est-à-dire le vague de sa définition) qui progressivement a gagné toutes les écoles de psychiatrie et spécialement celles des pays anglophones. En effet, peu à peu on a parlé non plus de maladie, non plus de syndrome, mais de réaction à type schizophrénique, comme si la schizophrénie était une sorte de rupture avec la réalité qui peut être épisodique ou définitive, qui peut être une simple attitude d’introversion ou une profonde régression autistique de la personnalité. Ce courant, dominé au départ par le nom de Sullivan, a mis l’accent sur le trouble des relations interpersonnelles, sur la désadaptation sociale du sujet. L’étude des familles de schizophrènes a montré (Wynne, Lidz) l’importance théorique et thérapeutique de l’approche socio-culturelle de la grande psychose. Mais on risque d’aboutir ainsi soit à dissoudre le processus pathologique dans la pathologie socio-culturelle (tendance qui aboutit à l’antipsychiatrie de Laing, Cooper, Esterson), soit à formaliser le trouble dans la seule pathologie des communications (école de Bateson à Palo-Alto. Au terme de cette évolution des idées, il devient for difficile d’intégrer les divers aspects de la schizophrénie, biologique et psychologique, individuel et socio-culturel, en une compréhension satisfaisante. Sans doute devons-nous parler, depuis Bleuler, du « groupe des schizophrénies », ou même simplement de « troubles schizophréniques » (Manfred-Bleuler, 1972) mais qu’il s’agisse d’un substantif ou d’un adjectif, ce qui caractérise ces troubles c’est leur évolution autistique, la forme autistique du délire.

C’est pourquoi – mais soulignons-le, il ne s’agit pas d’une opinion admise et encore moins classique – nous pensons qu’il faut définir la schizophrénie comme une psychose chronique qui altère profondément la personnalité et qui doit être considérée comme une espèce d’un genre, celui des psychoses délirantes chroniques. Elle se caractérise par la manifestation d’une tendance profonde à cesser de construire son monde en communication avec autrui pour se perdre dans une pensée autistique, c’est-à-dire dans un chaos imaginaire.

Un tel processus est plus ou moins lent, progressif et profond ; il se caractérise comme le voulait E. Bleuler par un syndrome déficitaire (négatif) de dissociation – et par un syndrome secondaire (positif) de production d’idées, de sentiments et d’activité délirante auquel M. Bleuler attribue plus d’importance encore.

Tous les symptômes « intellectuels », « affectifs », « psychomoteurs » que depuis Morel et Kahlbaum les cliniciens ont admirablement décrits, sont des manifestations, les plus intenses et les plus caractéristiques, de ce processus régressif. Ce sont les aspects cliniques fondamentaux de cette régression autistiques et délirante de la personnalité que nous devons maintenant décrire.

L’absence de définition rigoureuse n’empêche pas cependant la plupart des cliniciens de s’entendre pratiquement sur le diagnostic de psychose schizophrénique. Et on entend généralement par là un ensemble de troubles où dominent la discordance, l’incohérence idéo-verbale, l’ambivalence, l’autisme, les idées délirantes, les hallucinations mal systématisées et de profondes perturbations affectives dans le sens du détachement et de l’étrangeté des sentiments – troubles qui ont tendance à évoluer vers un déficit et une dissociation de la personnalité.
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