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L'exposition aux violences conjugales

Rien ne peut justifier la violence. Pourtant, la violence domestique est une réalité dans beaucoup de foyers, dans tous les pays du monde, et elle concerne toutes les catégories sociales ou culturelles. Elle s’inscrit dans un processus au cours duquel, pour instaurer et maintenir une supériorité, l’individu recourt à la force, à la menace, à la contrainte ou à tout autre moyen de pression ou d’oppression. L’autre est traité comme un objet et non comme un sujet bénéficiant de droits et il est dans une souffrance monumentale. Elle se décline sous différentes formes, commençant toujours par la violence verbale et psychologique. Cette dernière vise à faire perdre ses repères à la victime afin qu’elle cède à son bourreau ou à la punir de toute incartade. Dans cette catégorie figurent le refus de parole qui peut s’étendre à plusieurs mois, le fait de parler à l’autre en collant son visage contre le sien, les insultes, les vexations, les remarques désobligeantes, les ordres contradictoires, le harcèlement, les atteintes à la vie privée…. en résumé, tous les comportements de mépris de l’autre, de dévaluation de sa personne, de ses actions, de ses pensées. L’abuseur aggrave les fragilités, élargit les failles et coupe les ailes de la victime pour la maintenir à sa botte. Ce sont des atteintes psychiques graves. Avant sa psychothérapie Aurore (39 ans, chimiste) était restée la petite fille modèle, sous la coupe de ses parents et de son mari.

Il est utile de rappeler que la violence physique concerne toutes les agressions effectives du corps de l’autre, telles que les coups avec les mains, les pieds, des objets, la strangulation, les gifles, les brûlures, les mutilations, les bousculades, les clefs de bras, etc. mais aussi les agressions potentielles comme la mise en danger délibérée d’autrui (la conduite à grande vitesse d’un véhicule à moteur), l’omission de porter secours, l’interdiction d’accéder aux soins (visite chez le médecin, le psychologue), la menace de violence, de tuer les enfants ou de les enlever, ainsi que la démolition du mobilier, le fait de passer le poing au travers d’une porte ou d’une vitre, de s’introduire dans le domicile de l’autre, etc. Cette escalade pouvant aller jusqu’au meurtre, elle est terrorisante. La séquestration s’inscrit aussi dans cette rubrique en tant que privation de liberté, voire mise en esclavage. La violence sexuelle concerne la contrainte sexuelle, qu’elle s’exerce par la brutalité ou par la pression, le viol bien sûr mais également toute relation non librement consentie ou désirée. Au XXIème siècle, des femmes parlent encore de « devoir conjugal » ou de la nécessité de soulager un besoin de l’autre. Elles servent ainsi de poupée gonflable améliorée, d’objet de masturbation. Certains hommes particulièrement pervers vont jusqu’à « prêter » leur partenaire à leurs amis ou clients. Le proxénétisme en fait aussi partie.

La violence conjugale ne constitue pas un fait isolé ou un « accident » dans une relation de couple en difficulté. Elle est un abus de pouvoir qui s’exerce au quotidien à l’abri des regards. Les éclats de violence alternent avec des accalmies au cours desquelles les conjoints préfèrent oublier l’épisode, jusqu'au prochain. Le partenaire s’évertue à devancer les desiderata de l’agresseur. La tension est permanente, épuisante car tout et n’importe quoi suffisent à rompre le calme. C’est peine perdue. La lune de miel prend fin tôt ou tard. Après la première fois, la victime s’accroche à l’espoir que cela ne se produise plus jamais. L’autre l’a promis. Le bougre, il sait s’y prendre pour la retenir. Après la deuxième fois, l’espoir s’amenuise déjà et la relation pompe de plus en plus de ressources. De fois en fois, le piège se referme toujours plus sur la victime. Le même cycle va se répéter, en s’accélérant et en s’amplifiant. Ce mouvement de Yo-Yo a pour effet d’anéantir ses capacités de révolte ce qui suscite la stupeur des témoins, ne comprenant pas sa passivité. « Mais si tu es si mal, pourquoi ne pars-tu pas ? » entend-elle parfois. L’ignorance des mécanismes en cause conduit parfois à des maladresses qui l’enchâssent dans le silence de la honte ; la honte d’être aussi mal traitée, de se sentir quelqu’un qui ne mérite pas mieux, de s’être mise ne ménage avec la mauvaise personne, de ne pas se sauver, etc. L’auteur poursuit en toute impunité car elle ne dit rien ou plus rien de ses déboires, comme Catherine (51 ans, historienne) qui m’a écrit après avoir lu mon précédent livre et dont les mots sont ci-après. Il y a aussi la peur qui paralyse, de se retrouver seule, de ne pas subvenir aux besoins de sa famille, de déclencher des représailles. Cette peur n’est pas que du fantasme. Plus d’un crime conjugal sur trois est lié à la séparation.

La victime a d’autant plus de difficultés à se confier que le personnage est biface, adorable en public et abject en privé. Les tiers tombent dans le panneau et ne soupçonnent pas que ce voisin courtois, cette femme serviable, ce chef d’entreprise admiré, cette personne si douce… est en fait un être exécrable avec les siens. Il est regrettable que certains n’admettent pas leur méprise, demeurent dans le déni et rejette la faute sur la victime, qui l’aurait « provoqué », ou tempèrent la gravité des faits. « Une gifle, ce n’est pas grand-chose », « il t’a passée à tabac, quand même, laisse-lui une chance, ce n’est pas dans ses habitudes », etc. Pourtant, la non-assistance à personne en danger est un délit grave et le législateur a fait de la qualité de conjoint (au sens large) ou ex-conjoint « une circonstance aggravante de l’infraction ».

L’emprise est comme une toile d’araignée gluante dans laquelle toute gesticulation resserre les mailles du filet sur la proie et qui se reforme sitôt qu’elle est endommagée. C’est gaspiller son énergie que d’essayer de faire entendre raison au prédateur. Il vaut mieux lancer un sauve-qui-peut et trouver un guide pour les sortir de là avec ses enfants. Pour eux, la famille n’est plus un havre de paix mais une souricière. Il faut corriger les idées reçues. Un homme violent n’est pas un bon père ! Une femme violente n’est pas une bonne mère ! Leur mode d’être en relation avec les autres est problématique et on laisse des enfants à leur merci… ? Le lecteur précisera qui est « on » selon le cas.

L’exposition aux violences confronte l’enfant à des débordements émotionnels et à différents dilemmes et constitue un traumatisme qui a une portée à court, moyen et long terme. Elle entre donc dans le cadre des mauvais traitements psychologiques, d’autant plus que, généralement, d’autres maltraitances sont associées comme l’intimidations, la négligence… Lorsque la violence règne dans le couple parental, dans 70 à 85 % des cas, l’enfant y est exposé à des niveaux variables.

Pendant la période prénatale, le stress provoque la sécrétion d’adrénaline et de cortisol chez la mère, hormones qui touchent le bébé puisque leurs systèmes sanguins sont reliés par le cordon ombilical. Ensuite, le nourrisson, comme une éponge, est extrêmement sensible à l’état affectif de sa mère et à l’ambiance familiale. Il n’est pas rare, si ses parents se disputent pendant une tétée, qu’il la régurgite. Face à la violence d’un de ses parents à l’encontre de l’autre, l’enfant, pour protéger celui qui est en péril, peut s’impliquer, être partie prenante, attirer les foudres sur lui. Il se peut aussi qu’on se serve de lui pour passer des messages à l’autre ou le blesser. Il peut être témoin oculaire ou auditif de la violence, observer seulement ses conséquences (les hématomes, les sanglots irrépressibles, les yeux bouffis d’avoir trop pleuré, les objets casés, le départ précipité de la maison dans un état de délabrement psychique qui fait craindre le pire, les tentatives de suicide, l’arrivée de l’ambulance, l’intervention de la police, etc. ?) ou seulement en entendre parler.

Les violences dans le couple, y compris sournoises, que l’enfant en soit un témoin direct ou indirect, ont toujours un impact considérable sur lui. 50 à 60 % des enfants ne présentent pas de symptômes. Néanmoins, ils souffrent de la situation et sont terriblement fragilisés par l’angoisse qu’elle génère. Elle influe sur la sécrétion des hormones de stress, toxiques quand elles sont produites sur de longues durées et qui maintiennent un état d’hypervigilance, alors que les structures cérébrales sont en plein développement. L’environnement familial de l’enfant est gravement perturbé puisque ses deux parents, qui devraient être des soutiens indéfectibles, se révèlent incapables d’être des piliers sur lesquels il peut s’appuyer. Il ne trouve ni la sécurité dont il a besoin, ni de référents valables pour se construire. En plus, il est souvent obligé de se plier à l’autorité d’un adulte qu’il ne peut pas, dans ces conditions, admirer et respecter, qui, en imposant sa loi personnelle par la violence, transgresse la loi sociale. En prime pour l’enfant : la confusion. D’une part, les accès violents de l’un et le désespoir de l’autre sont imprévisibles et, d’autre part, il éprouve des sentiments contradictoires pour l’auteur et pour la victime. À la fois il aime le parent agresseur et il lui en veut de faire du mal à l’autre. À la fois il ressent de la commisération pour le parent victime et il le juge pitoyable de ne rien faire pour sortir de cet enfer. La violence conjugale corrompt l’enfant car elle le confronte à un modèle relationnel défectueux où les comportements des adultes sont inadaptés et de surcroît rationalisés (par l’auteur et par la victime). Son malaise peut se traduire par de l’isolement, des difficultés d’intégration sociale, d’apprentissage, des troubles psychosomatiques (maux de tête, de ventre, asthme, etc.), des symptômes que l’entourage ne relie que rarement au contexte de leur survenue.

Souvent, l’enfant ne montre pas son désarroi afin d’épargner un surplus de soucis à son parent, mais il peut aussi se sentir en partie responsable de la dégradation du climat familial, parce qu’il n’a pas obéi assez vite, parce que ses notes ne sont pas mirobolantes, parce qu’il a importuné l’agresseur avec un caprice ou commis une maladresse, etc. Des méfaits pour la plupart minimes mais pour lesquels les sentiments de culpabilité sont accrus. Il porte le poids de la faute sur ses épaules et également une mission de sauvegarde du parent victime. Quand il doit s’en éloigner, il n’est pas serein. Un fantasme le guette : en son absence, le pire peut arriver. À l’extérieur, il ne laisse rien paraître. Ses révélations pourraient mettre un de ses parents en prison, l’autre sur la paille… Il ne tient pas à ce qu’on vienne fouiner dans leur vie et la chambarder. Parler est en quelque sorte équivalent à faillir à la loyauté familiale. Le linge sale se lave en famille. Ses parents sont discrets sur leurs mésaventures et ne les racontent pas au tout venant. En continuité de la pudeur parentale, pour l’enfant, le secret coule de source. Ces responsabilités l’empêchent de vivre innocemment sa vie d’enfant.

Quand au bout du compte, la rupture conjugale se produit, l’enfant, même s’il a pu l’espérer, n’en avait pas mesuré toutes les conséquences : quitter son logement, changer d’école parfois perdre ses copains de classe, affronter un environnement moins favorable comme la cité HLM… Il y a la vie d’avant et la vie d’après, quelquefois très différente et qui peut prendre plusieurs mois pour se mettre en place, surtout quand la décision a été prise dans l’urgence, que le parent qui fuit a peu d’argent, de soutien familial ou amical, et pas d’autre solution d’hébergement que le foyer d’accueil. Ce n’est pas facile de n’avoir plus sa chambre, un chez-soi, de ne pas savoir où tout cela va les mener, lui, son parent et ses frères et sœurs… Ils vivent une sorte d’exil. L’anxiété de son parent est palpable. Il peut se sentir coupable d’avoir dit son ras-le-bol, de l’avoir influencé, amené à quitter l’autre pour le protéger de ses coups… Il est partagé, en même temps soulagé de n’être plus avec le parent violent et angoissé par l’avenir. Que vont-ils devenir ? Ce questionnement, qui n’est pas de son âge, le fait grandir à la vitesse de l’éclair. Quand il n’est plus exposé à la violence conjugale, il peut et doit reprendre sa place d’enfant, ce qui n’est pas toujours simple. IL a pris l’habitude d’une certaine liberté et l’autorité du parent disponible maintenant pour son éducation équivaut à une réduction de ces pseudo-privilèges. Une saine redistribution des rôle familiaux remet en marche l’apprentissage des compétences nécessaires au vivre-ensemble dans le respect de soi et des autres.

Les études longitudinales montrent que l’enfant est affecté jusque dans sa vie d’adulte. En effet, l’exposition aux violence conjugales se répercute sur sa santé physique, sont développement cognitif, émotionnel et comportemental, sa construction identitaire, ses compétences sociales et relationnelles. Les cauchemars, la reviviscence, les flash-back, les peurs et les ruminations anxieuses, les sursauts intempestifs sont les manifestations de syndromes post-traumatiques, le repli sur soi et la morosité d’états dépressifs, l’hyperactivité de lutte contre l’angoisse du vide et d’évitement d’un état de mort intérieure. On a constaté une perturbation de la capacité à entrer en relation au cours de la vie d’adulte, des états dissociatifs et des pensées obsédantes qui dénotent une mauvaise gestion des émotions et de l’agressivité, un rapport compliqué à l’intimité et un risque élevé de vivre de la violence dans son couple avec une différence de genre dans une proportion de deux sur trois. Chez les garçons, les problèmes sont externalisés, d’où un sentiment de menace et des réactions agressives, tandis que, chez les filles, ils sont internalisés, d’où une tendance à s’attribuer la responsabilité des difficultés. Les statistiques montrent que les hommes ont une propension à être agresseurs et les femmes victimes. Parmi les facteurs de résilience, on peut citer le degré de sévérité et de chronicité des violences, le bas niveau de stress du parent victime, sa bonne santé mentale et ses compétences parentales, l’accès au soutien social, la recherche d’aide par l’enfant ou l’adolescent.

Dans une perspective prophylactique, le contexte de violences conjugales ou de séparation conflictuelle devrait systématiquement et soigneusement être pris en compte lorsque sont fixées les mesures concernant la garde des enfants, le droit de visite et d’hébergement du parent chez qui ils ne résident pas habituellement. En effet, la rupture amoureuse ne met pas fin à la dangerosité du partenaire violent ou à sa volonté d’enquiquiner l’autre. Toute confrontation avec l’ex-partenaire est une épreuve qui retentit sur l’enfant. Il est peu pratique, en guise d’alternative au tête-à-tête avec lui, de demander à un tiers d’être présent lors de chaque changement de garde et effectuer celui-ci par l’intermédiaire de l’école n’est pas possible pendant les congés scolaires ou lorsque les enfants sont malades. Les horaires ou le partage des vacances, s’ils sont mal définis, font l’objet de litiges quand l’une des parties n’est pas capable de s’en référer aux usages ou horripile l’autre qui, en dérogeant une fois à la règle, a mis la main dans l’engrenage des demandes continuelles de modifications. Pour éviter toute controverse, l’ordonnance de justice, qui fait loi, devrait préciser le créneau horaire à l’intérieur duquel le parent doit venir chercher ses enfants, faute de quoi il passe son tour, et/ou les ramener chez l’autre, qui au-delà peut porter plainte. Face à quelqu’un qui sans arrêt franchit les lignes blanches, il n’y a souvent pas d’autre façon de marquer la limite.

Par ailleurs, pour que l’autorité parentale puisse s’exercer conjointement, il faut que les parents s’entendent à minima. Or, lorsqu’ils sont en guerre, ce qui ne veut pas automatiquement dire que l’un et l’autre sont belliqueux (un pays peut entrer en guerre parce qu’un autre assiège son territoire), chaque décision est contestée par l’autre, que ce soit un vaccin, un choix d’établissement scolaire, l’orientation après le collège, etc. Ce sont des désaccords inextricables qui mènent à l’arbitrage du juge des affaires familiales (JAF) ou qui s’éteignent avec l’usure du temps. En attendant, cette guérilla est coûteuse en finances, en énergie…pour les parents et, par ricochet, navrante pour l’enfant qui regrette parfois d’être sur terre. La médiation familiale n’est pas la panacée et elle est carrément déconseillée dans le cas de violence. Les divers intervenants extérieurs devraient plutôt travailler en concertation à favoriser une « parentalité en parallèle ». Les besoins de l’enfant et de chacun de ses parents sont dans ces contextes forts différents.
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